Didier Ben Loulou

Jérusalem, traverses et marges

musée d'art et d'histoire du Judaïsme, 2001

Texte de Nicolas Feuillie

La photographie se cherche dans les méandres d'une ville dont le nom, invoqué par les trois religions monothéistes, est l'emblème d'une mythique centralité. Jérusalem, trop visible comme ensemble de sites dénommés « Lieux saints », formant les reliques inscrites dans la terre du récit biblique, se soustrait au regard. Didier Ben Loulou, qui choisit de s'installer à Jérusalem en 1993, prend acte de cette prégnante unicité: « Je vis dans une ville qui n'a d'autre fonction que de présenter au regard un fragment concentré d'univers. »
C'est une vision à contre-courant, démontant les clichés communs, fuyant l'évidence d'une imagerie offerte à la vue du monde entier, qui se construit dans la photographie de l'artiste, dont le commentaire vaut pour un manifeste: «C'est autant un travail sur Jérusalem qu'un travail qui se fait à Jérusalem.» L'oeuvre se déploie comme une traversée, une déambulation interrogative conduisant à une découverte renouvelée de l'espace; elle opère une exploration minutieuse des murs, des figures, des coins de la vieille ville, scrutant les replis d'un territoire pour délivrer, selon un point de vue fragmentaire, des indices énigmatiques, où des détails de visages, de pierres, des inscriptions composent les morceaux d'un même puzzle. Une autre topographie se dessine, qui emprunte la forme de séries, intitulées justement Visages, Fragments ou Écritures, se déposant ainsi que «des strates sur la ville».
Les oppositions ethniques ou confessionnelles qui morcellent la cité sont oubliées, remplacées par d'autres oppositions: la noblesse des roches antiques est balayée par la souillure du monde moderne; les signes griffonnés répondent aux épitaphes hiératiques; des silhouettes d'enfants effleurent des pilastres anciens. Loin de la figure du voyageur pressé, Didier Ben Loulou offre celle de l'arpenteur quêtant sans relâche une lumière, une expression, un geste: c'est du fossé entre l'ombre et la couleur que se révèlent les images, qui sont autant d'apparitions inédites.
Ce territoire est saisi à la surface de son épiderme écorché, où le vivant et le minéral vibrent avec la même chaleur. La réalité ne cesse de fuir; l'homme fait corps, communie avec la matière, se fond en elle. Rides, fissures, graffitis, plissures se répondent, témoignent d'une même respiration, d'une même soumission temporelle... Là, dans cette géographie, réside l'actualité, le présent, l'instant, dans cette inquiétude passagère, et sous les striures, les veines, se devine une intense tension, celle d'un corps qui vit.
II ne s'agit pas toutefois d'une approche distanciée, que ne saurait tolérer Jérusalem, et, pour le photographe, «il n'est pas question de neutralité, de retrait, mais de confrontation, de face à face sans fuite possible». Des indices crieront la violence du lieu: un vieil homme semblant implorer le ciel, des cailloux posés sur des tombes, hommage mortuaire qui évoque les jets de pierres, un couteau dans une main d'enfant ouverte, associant l'offrande et le meurtre. La violence est d'abord sacrificielle, mais, si elle entre dans l'ordre du rituel, elle en déborde toujours. «On est dans un lieu de sacrifice permanent, un lieu de haine permanente, un lieu de profanation», témoigne l'artiste. Un feu d'ordures devient purificateur. Le rouge soutenu d'une pelote de laine suggère le sang. Le regard va au-delà de l'image.
Le propos n'est pas d'éviter ou de nier la complexité de la vie en un lieu tel que Jérusalem, mais d'en approcher une expérience plus authentique. Le détour effectué par l'artiste sur les origines de la photographie au Proche-Orient, avec les images d'Auguste Salzmann qu'il remarque particulièrement, ou plus près de nous celles de Helmar Lerski, est révélateur de sa démarche. Cette curiosité ne visait pas à établir une parenté ou à s'inscrire dans une tradition, mais à tracer un lien, dans la fabrique de l'image, entre le passé et le présent.
Retrouver l'origine, c'est l'objet de cette quête, que l'on peut qualifier d'ontologique. Didier Ben Loulou opère une réappropriation, un réinvestissement du lieu, rendu nécessaire par la trop grande emprise du symbolique, de l'idéologique et du politique. II s'agit d'une entreprise d'archéologie prospective. Les gens ne sont plus les mêmes, le monde n'est plus le même, cependant rien n'est perdu. Ici et maintenant, dans un présent fugace, se lit l'écho d'un fondement sacré toujours à découvrir.

«On peut retracer un chemin dans sa mémoire ou dans ses veines.
On peut creuser un chemin dans les yeux des hommes.
L'enfant est le maître des chemins.»
Edmond Jabès

site créé par fluxinet.net